avril 6, 2018

Questions et réponses entourant l’attaque terroriste de Trèbes

Dans la foulée de l’attentat terroriste de Trèbes, plusieurs éléments de l’attaque et de l’enquête ont incités bon nombres de commentaires erronés de même que plusieurs questions. Puisque plusieurs de ces questions et commentaires m’ont été adressés, je vais donc ici répondre en espérant que mes réponses offriront quelques éclaircissement sur le cadre dans lequel cette attaque s’est déroulée.

1. Si l’EI est officiellement vaincu, pourquoi la France a-t-elle été frappée à nouveau ?

Pour ceux qui s’y connaissent, il ne faisait aucun doute que la défaite de l’EI en Syrie et en Irak ne signifiait aucunement la fin des capacités offensives de l’organisation. L’attaque de Trèbes n’est malheureusement pas surprenante, et qu’on le veuille ou non, il y aura d’autres attaques dans les mois à venir, si ce n’est dans les prochaines semaines (j’explique pourquoi plus loin dans ce texte).

Je m’en tiens pour le moment à deux éléments pour contextualiser l’attaque de Trèbes. Premièrement, l’idéologie et la philosophie de l’EI n’a pas perdu de son lustre malgré la défaite en Syrie et en Irak. Elle demeure toujours très attirante pour des milliers de personnes à travers le monde, des gens qui s’identifient à cette idéologie et qui sont prêts à agir au nom de l’organisation. Pour ceux qui ne peuvent échanger directement avec des supporteurs de l’EI, il s’agit de lire l’excellent « Les revenants » de David Thomson pour comprendre que malgré leur déception sur la gestion de l’EI, plusieurs anciens membres de l’organisation demeurent néanmoins attachés aux idéaux que l’EI représente. Du coup, on comprend assez vite que tant que l’idée existe et demeure perçue par des milliers de personnes comme une alternative sociale crédible et légitime, l’EI sera en mesure de mobiliser des combattants et donc de frapper où il voudra, quand il voudra.

Deuxièmement, l’EI n’est pas vaincu. Certains de ces membres se battent toujours en Irak et en Syrie. Les quatre(!) grandes sections africaines sont très actives (EI en Libye, au Sinaï, au Grand Sahel et en Afrique de l’ouest (Boko Haram)) et prennent de l’expansion. La section de la corne de l’Afrique fait toujours des siennes en Somalie et au Kenya ; la section yéménite prend aussi de l’ampleur alors la section en Asie centrale (Khorasan) est une des organisations les plus redoutables de la région. Finalement, les sections sud-est asiatiques sont elles aussi très actives et en pleine expansion. Ainsi, l’idée demeure non seulement bien en vie, mais il se trouve plusieurs représentations physiques qui jouissent d’un succès non-négligeable et qui font toujours de l’EI une menace militaire d’envergure.

2. Le terroriste a-t-il pratiqué la « Taqiyya » pour déjouer les dispositifs de sécurité et de surveillance ?

Il n’y a pas d’éléments rendus public qui suggèrent que le terroriste ait publiquement dissimulé sa foi ou ses pratiques religieuses pour tromper les autorités. Il a plutôt fait profil bas, a gardé ses opinions plus radicales pour soi ou pour un cercle extrêmement restreint. C’est une différence énorme. Il semble s’être simplement adapté à son environnement, sans avoir eu à changer ses pratiques religieuses et donc on ne peut, à partir des informations actuelles, parler de taqiyya.

Il faut comprendre que l’histoire du terrorisme est celle d’un jeu du chat et de la souris, celle d’une adaptation constante entre les terroristes et les services de sécurité et décideurs. Le cadre stratégique dicte cette dynamique et donc se faire plus discret et faire preuve de patience fait partie de cette stratégie.

En toute honnêteté, il faut malheureusement parler plus d’un manque et d’une erreur dans l’évaluation de la menace que de « l’ingéniosité » du terroriste. La vérité est que d’une part, plusieurs analystes en charge d’évaluer la menace le font avec une approche qui n’est pas adaptée à la menace actuelle. Que ce soit en raison de l’expérience ou de la formation, il manque souvent aux analystes une compréhension plus poussée du problème, ce qui affecte leur évaluation. D’autre part, les critères d’évaluation de la menace sont soit désuets, soit défaillants pour bien saisir l’ampleur de la menace. Oui, une analyse comporte toujours un aspect de risque et une marge de manœuvre, mais si les outils utilisés pour effectuer l’analyse sont défectueux, la probabilité que l’évaluation soit erronée augmente de façon dramatique. Et dans le milieu de la sécurité, des erreurs, ça se paient trop souvent en victimes.

3. Est-ce qu’il faut s’attendre à d’autres attaques cette année ?

Oui. L’histoire du terrorisme démontre clairement que le phénomène est séquentiel, une alternance de période chaude (attaques fréquentes) et froide (plus grands délais entre les attaques, ou même une accalmie de quelques semaines ou quelques mois). Cela est dû d’une part à l’effet d’entraînement qu’une attaque réussie entraîne – désir d’imitation, sentiment que l’attaque peut réussir, inspiration – ce qui en contrepartie accroît la pression sur le système de sécurité qui se retrouve trop souvent débordé par les menaces. Du coup, les failles et les brèches dans le système de sécurité augmentent, accroissant ainsi les chances que des erreurs soient commises. Comme l’occident est en mode rattrapage face à la menace terroriste depuis le début de la décennie, pour ne pas dire du siècle, il en faut peu pour exposer les problèmes et exposer les failles du système.

4. Que penser des cibles de l’attaque des Trèbes ?

Le concept de « cibles molles » est trop souvent utilisé comme descriptif fourre-tout pour expliquer le choix des cibles terroristes. Il faut plutôt parler de la valeur de la cible, particulièrement celle que le terroriste attache à celle-ci. On fait encore trop souvent une distinction entre « civils » et « institutions » pour expliquer le choix et la qualité des cibles. Il faut aller au-delà de cette analyse.

Il faut comprendre que le terrorisme, c’est politique et c’est un combat contre les représentations d’un mal perçu ou réel. Un terroriste ne vise pas des civils, il vise des citoyens. Il vise des français, des américains, des occidentaux ou des gens qui représentent un système qu’il combat. La distinction entre le policier en uniforme (oppresseur) et le policier en civil (victime du système capitaliste) que faisait Ulrike Meinhof en 1970, a disparu. La compréhension qui prévaut maintenant, c’est qu’un civil c’est un citoyen, donc le représentant d’un état, d’un système, et à titre de représentant du système, le citoyen constitue une cible légitime. Le citoyen est responsable des actions de son gouvernement, comme le rappelait Mohammed Siddique Khan dans son vidéo testament diffusé après les attaques du 7 juillet 2005 à Londres. On parle donc objectivisation politique complète et c’est donc pourquoi un terroriste peut viser dans la même séquence d’attaque une cible « classique » (les CRS) et une cible « moderne » (les clients du Super U).

Ce que révèle publiquement l’attaque de Trèbes, c’est que la « défaite du califat » n’a pas mis fin à la menace. L’attaque s’inscrit dans une continuité avec laquelle nous devrons vivre dans les décennies à venir, car oui, il s’agit d’un problème générationnel qui ne disparaîtra pas de sitôt. Il serait bien avisé aux décideurs d’éviter les grandes déclarations prononçant la fin ou une importante réduction de la menace terroriste. Il serait aussi avisé de limiter les grands discours martiaux qui ne cherche qu’à maximiser un capital politique à court terme, car avec ce type de propos, vous ne démontrez que votre incompréhension du problème. Prenez exemple sur François Molins, il vous en fera grand bien.

En terminant, j’aimerais parler du geste héroïque du colonel Arnaud Beltrame lors de l’attaque de Trèbes. J’ai grandi dans une famille avec des pompiers, des policiers, des militaires et des médecins de terrain (field medics), et je suis devenu encore plus familier avec ces milieux depuis que je travaille sur le phénomène du terrorisme. Je peux affirmer en toute connaissance de cause que le geste qu’il a posé n’est pas « typique » ou « coutumier » à son milieu, et que peu de gens ont cette vocation extraordinaire d’être réellement prêt à sacrifier leur vie et bien-être pour sauver la vie d’autrui. Arnaud Beltrame a pu le faire car il avait compris que le vrai devoir de son métier est de protéger et sauver des vies, même si cela devait lui coûté la sienne. C’est en toute connaissance du danger qu’il l’attendait qu’il s’est échangé pour sauver un otage, et il posa le geste malgré tout. Cette forme d’altruisme n’est vraiment pas pour tous.

Merci pour votre courage colonel. Qu’il inspire vos collègues et les générations à venir.